Nancy
Sinatra ressasse ses principes orthopédiques alors qu'il n'est pas
encore 4 heures. Le soleil n'a même pas encore l'idée qu'à un
moment donné il faudra se lever quand Solveig ouvre un œil en
grommelant pour attraper son portable, posé sur sa table de nuit.
Elle décroche sans regarder qui est la personne à l'autre bout.
-
Qui que vous soyez, vous avez intérêt à vous montrer aimable
sinon, ça va chier !
-
Allô ! Vous êtes Mademoiselle Bussy ? » Une voix
masculine, ronde mais légèrement aigrelette, inconnue de la jeune
femme, fait alors irruption dans sa vie. Solveig est un peu amère
mais tente de récupérer le peu de politesse et de jovialité dont
elle puisse être capable à cet horaire indu.
-
A qui ai-je l'honneur ?
-
Heu ! Romu.
-
Et je vous connais de... ?
-
On s'connait pas.
-
Dans ce cas, je suis navrée mais je vais raccrochée...
-
ATTENDEZ, MADEMOISELLE ! C'est Tobi qui m'a demandé de vous appeler
avec son portable. Faut venir le chercher, Mademoiselle !
-
Quoi ?! Comment ça, faut venir chercher Tobi !? Quoi ?!
-
On est prêt de Cormontreuil ville, dans le quartier des Argonautes ?
-
Qu'est ce que ça peut me faire ? Je ne vais pas aller à
Pétahouschnock à quatre heures du matin pour venir chercher mon
patron, non ?!
-
On n'est pas là où vous dites. Je connais pas ce quartier de Reims.
Nous, on est sur le toit de l'immeuble qu'on appelle les Argonautes,
j'vous dis. Allez ! À tout de suite, Mademoiselle Bussy...
La
gueule en pleine purée de pois, Solveig ne croit pas réellement
être réveillée. Elle n'est même pas certaine que l'échange
irréaliste qu'elle vient d'avoir avec cet inconnu eut vraiment lieu.
Trente secondes lui suffisent pour déterminer que c'était forcément
un mauvais tour de sa nuit interrompue par un rêve étrange,
certainement. Elle se recouche, bien décidée à terminer sa nuit,
en ruminant quelque peu. Du moins, l'espère-t-elle.
C'est
vingt minutes plus tard que la descendance de Mister My Way réitère
ses propos cordonniers, provoquant un râle de haine qu'on aurait pu
croire incompatible avec la jeune femme.
-
Allô !
-
Mademoiselle Bussy, ici Monsieur Lempailleur. Nous nous sommes déjà
croiser chez Tobi...
-
Monsieur Winkler, si ça ne vous dérange pas.
-
Tout à fait. Vous avez reçu un premier appel, un peu plus tôt dans
la soirée, d'une de nos fréquentations communes, à Tobi et moi. Un
certain Romuald." Solveig, frappée et flattée par l'amabilité
décidément plaisante de la silhouette chauve, reprend un ton
correct, un mélange de respect et de honte dans la voix.
-
Oui, en effet.
-
Vous serait-il envisageable de venir nous aider, afin de ramener Tobi
jusque chez lui.
-
Le problème, c'est que je n'ai pas d'autre véhicule qu'un vélo. Il
me paraît compliqué de l'embarquer sur mon porte bagage, vous ne
pensez pas.
-
A dire vrai, Mademoiselle. Il nous serai surtout profitable d'avoir
un accompagnateur ou une accompagnatrice sobre.
-
Sobre ?
-
Entendez à jeun.
-
Superbe ! J'aurai du réclamer un contrat, finalement. Parce que vous
vous êtes montrer incroyablement poli et parce que je suis
dorénavant trop réveillée... Laissez moi trente à quarante
minutes. Le temps que j'arrive.
-
Oh ! Mille mercis, Mademoiselle Bussy.
-
N'en jetez plus, je vous en pris. Appelez moi Solveig. J'enfile un
jean et une veste et je décolle.
En
raccrochant, elle ne croit pas elle-même que ses lèvres aient pu
sortir cette ultime phrase sans que celle-ci la fasse sourciller, ne
serait-ce qu'un peu. Elle va sortir de chez elle en pleine nuit, en
ne sachant même pas où peut se trouver sa lampe de guidon, pour
allez chercher ce type si imbuvable. Elle sort une bouteille de
téquila de son réfrigérateur pour en avalée une goulée juste
avant de claquer la porte de chez elle. Pour le courage d'une part.
Pour faire sursauter un vieux voisin acariâtre de l'autre.
Reims,
avant même que les lumières du jour ne chauffent les peaux, c'est
assez moche ! Surtout quand vous êtes à bicyclette, même de
type hollandais et qu'il pèle comme en automne. Certes septembre
approche, mais tout de même. Puis il y a trop peu
de circulation pour que cela soit dangereux.
Le
Boulevard Pommery, comme en journée, n'a rien de bien attrayant avec
son mélange de maisons des années 70 postées comme d'épais cèpes
suintants un mucus odorant et ses immeubles récemment sortis de
terres comme des pieds de pleurotes grises démultipliés. La Place
des Droits de l'Homme, même à coup de pédales, même accessible à
l'instant où elle passe, lui paraît aussi archaïque que le bordel
que doit cacher les branchages parasolaires d'un faux géant comme
ceux de Verzy, un bois à vingt minutes de là en voiture. L'Avenue
de Champagne, plongée dans un clair obscur aussi dégueulasse que
dans les peintures de Rembrandt, a pris des allures de sentiers
boueux menant en des bosquets encore plus ombrageux.
Engagée
dans une bretelle, elle parvient rue de Louvois, lieu de passage par
excellence, un ruisseau qui pue la pisse. Même un jeune marcassin
n'irait pas s'y abreuver. Elle prend ensuite la première sortie du
rond point pour tomber avenue Christophe Colomb, plein champs sur
lesdits Argonautes. Un monolithe. Une fourmilière ou bien une ruche,
surmonter d'une sculpture voulant rappeler l’embarcation de
l'équipage de Jason mais qui, selon la jeune femme, ressemblai
davantage à un fagot prêt à flamber en feu de joie exutoire ou aux
cadavres de phasmes kamikazes.
Décidément,
c'est maintenant pour elle une certitude, elle déteste la nature, la
forêt, toutes ces petites choses qui faisaient d'elle une fillette
niaiseuse. Reims la nuit, c'est comme son village d'enfance. C'est
comme le regard vers le ciel de sa mère. Cela lui donne des
hauts-le-coeur. Arrivée au pied de l'immeuble, elle sent venir comme
un renvoi bileux mais ravale le tout. C'est la gerbe des heures trop
matinales. Celui qu'on ressent juste avant le premier expresso du
jour. Le goût du quotidien en d'autres termes.
(...)